I. Appréciation de l’usage au regard des produits
Dans le cadre de notre précédente revue de jurisprudence sur les marques pharmaceutiques nous avions examiné les différences de pratique entre les instances de l’Union Européenne et les tribunaux français pour identifier les produits dont la marque faisait l’objet d’un usage sérieux lors de l’examen d’une demande en déchéance pour non usage.
Il avait ainsi été constaté que l’EUIPO procède à une requalification du libellé de produits en le restreignant aux produits spécifiques qu’il considère comme faisant l’objet d’un usage, alors que les tribunaux français identifient dans le libellé les produits correspondants aux produits dont il est fait usage, sans modifier la portée du libellé.
Il convient donc d’examiner à présent la position qu’adopte l’INPI dans le cadre de la nouvelle procédure en déchéance prévue par les articles L.716-1 et suivants le Code de la Propriété Intellectuelle à la suite de l’entrée en vigueur de la loi Pacte.
La décision CD20-0005 du 3 juin 2021 relative à une demande en déchéance engagée le 2 avril 2020 contre la marque GELOX N°1533727 présente un double intérêt dès lors que :
(i) L’INPI doit se prononcer sur la qualification d’une sous-catégorie de produits pharmaceutiques
(ii) Et que, pour ce faire, il se base sur :
a. les critères dégagés par la jurisprudence de la CJUE récemment rappelé dans les décisions des 22 octobre 2020, C-720/18 et C-721/18, EU:C:2020:854, Ferrari SpA / DU et 16 juillet 2020, C‑714/18 P, ACT / EUIPO) et
b. une appréciation concrète des produits en tenant compte des définitions des produits pharmaceutiques et médicaments résultant de la jurisprudence et du code de la santé publique.
L’INPI décide ainsi que l’usage de la marque pour un médicament prescrit contre les douleurs, brûlures ou aigreurs d’estomac ou de l’œsophage constitue un usage sérieux de la marque pour la sous-catégorie des « médicaments à usage humain » dans la mesure où les médicaments sont susceptibles de constituer une sous-catégorie autonome des produits pharmaceutiques, qui se distinguent par leur destination humaine ou animale.
L’appréciation de l’INPI diffère donc de celle de l’EUIPO en ce qu’elle identifie une sous-catégorie autonome d’un produit identifié dans le libellé, et qu’elle ne reformule donc pas le libellé.
L’INPI écarte ainsi (i) la requête du demandeur à l’action consistant à réduire le libellé de cette marque aux « produits pharmaceutiques pour combattre les brûlures d’estomac qui seraient selon lui une sous-catégorie autonome des « produits pharmaceutiques », et (ii) l’argument du titulaire selon lequel la marque devrait être reconnue valablement utilisée pour la sous-catégorie des « médicaments à usage humain » au motif que la définition des sous-catégories des « produits pharmaceutiques », devrait être fonction de leur usage humain ou vétérinaire.
L’analyse de l’INPI se fonde sur les principes dégagés par la jurisprudence de la CJUE et rappelle en particulier :
- qu’il faut apprécier de manière concrète si les produits dont il est fait usage constituent une sous-catégorie autonome par rapport aux produits couverts par la marque de manière à mettre en relation les premiers avec les seconds, (CJUE du 22 octobre 2020, C-720/18 et C-721/18, point 41 ; CJUE 16 juillet 2020, C-714/18 P, point 46)
- que le critère essentiel aux fins de la définition d’une sous-catégorie autonome de produits est constituée du critère de la finalité et de la destination des produits en cause, (CJUE du 22 octobre 2020, C-720/18 et C-721/18, point 41 ),
- que, « lorsque les produits visés par une marque revêtent …/…plusieurs finalités, il ne saurait être procédé à la détermination de l’existence d’une sous-catégorie distincte de produits en prenant en considération, isolément, chacune des finalités que ces produits peuvent avoir, une telle approche ne permettant pas d’identifier de manière cohérente des sous-catégories autonomes et ayant pour conséquence de limiter excessivement les droits du titulaire de la marque (CJUE du 22 octobre 2020, C-720/18, point 47).
Concrètement, l’INPI rappelle que :
- les « produits pharmaceutiques » s’entendent des médicaments et compositions ayant un but thérapeutique, curatif ou préventif (CA Paris, 25 septembre 2020, RG 19/16330),
- selon l’article L5111-1 du Code de la santé publique, « on entend par médicament toute substance ou composition présentée comme possédant des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies humaines ou animales, ainsi que toute substance ou composition pouvant être utilisée chez l’homme ou chez l’animal ou pouvant leur être administrée en vue d’établir un diagnostic médical ou de restaurer, corriger ou modifier leurs fonction physiologiques en exerçant une action pharmacologique, immunologique ou métabolique »,
puis l’INPI considère qu’il ressort
- de la définition des produits pharmaceutique précité que les produits pharmaceutiques ont la même finalité, à savoir traiter les affections de l’organisme, et que prendre en considération isolément chaque indication thérapeutique spécifique pour déterminer une sous-catégorie autonome, pourrait conduite à limiter excessivement les droits du titulaire de la marque,
- et de cette définition ainsi que de la définition des médicaments, que les médicaments sont susceptibles de constituer une sous-catégorie autonome des produits pharmaceutiques, qui se distinguent par leur destination humaine ou animale,
- des preuves d’usage que la marque est utilisée pour des « médicaments à usage humain ».
Dans une décision précédente, en date du 15 février 2021 (DC20-0015) relative à une demande en déchéance engagée le 29 avril 2020 contre une marque française ODEX N°11/3860413 au nom de SC IOHNSON PROFESSIONNEL SA, l’INPI avait pu identifier les produits d’usage au sein du libellé de la marque attaquée, considérant que l’usage de cette marque pour (i) des mousses lavantes pour les mains et le corps, gels douches corps et cheveux, crèmes lavantes nacrées pour mains et corps, crèmes lavantes d’atelier pour les mains sans solvants et (ii) pour des mousses et lotions lavantes bactéricides pour les mains démontrent un usage sérieux respectivement pour (i) les « préparations pour nettoyer et dégraisser; savons ; cosmétiques ; lotions pour les cheveux » et (ii) pour les « produits hygiéniques pour la médecine ; désinfectants » couverts par l’enregistrement de marque, et non pas pour les autres produits dont notamment les produits pharmaceutiques.
II. Appréciation de l’usage au regard des signes
a. Usage du signe sous une forme modifiée
Selon l’article L714-5, 3° du code de la propriété intellectuelle, constitue un usage valable de la marque « L’usage de la marque, par le titulaire ou avec son consentement, sous une forme modifiée n’en altérant pas le caractère distinctif, que la marque soit ou non enregistrée au nom du titulaire sous la forme utilisée ».
Dans la décision en date du 15 février 2021 (DC20-0015) relative à une demande en déchéance engagée le 29 avril 2020 contre une marque française verbale ODEX N°11/3860413 au nom de SC JOHNSON PROFESSIONNEL SA, l’INPI a considéré que la marque avec une stylisation et l’ajout d’un élément figuratif telle que représentée ci-dessous ne modifient pas l’impression générale produite par celle-ci et valide donc cet usage.
La position de l’INPI est en phase avec la jurisprudence de l’Union Européenne dès lors que le terme distinctif constitutif de la marque est repris à l’identique et que le graphisme ajouté ne possède qu’un faible pouvoir distinctif et n’est donc pas de nature à modifier l’impression d’ensemble produite par la marque.
b. Usage de la marque en combinaison avec une autre marque
Dans la décision du 15 mars 2021 (DC20-0009) relative à une demande en déchéance déposée le 7 avril 2020 contre une marque ASSAINOL N° 96614247 l’INPI a considéré que l’usage de cette marque avec l’ajout d’un élément figuratif sous la forme complexe ne modifie pas l’impression générale produite par la marque et n’altère donc pas son caractère distinctif.
L’INPI a également considéré que la marque ASSAINOL était bien utilisée à titre de marque et non pas à titre de référence d’un panel de produits vendus sous la marque ombrelle DEO, la marque ASSAINOL ayant vocation à distinguer plus spécifiquement certains produits de la gamme, et que la seule présence du symbole ® du mot « Registered »accompagnant le signe DEO, sans valeur juridique en France, n’est pas de nature à démontrer que les produits sont commercialisés sous la marque DEO et non sous le signe ASSAINOL.
III. Lieu de l’usage
Aux termes de l’article L.714-5, 4°) du Code de la propriété intellectuelle est assimilé à un usage de marque « L’apposition de la marque sur des produits ou leur conditionnement, par le titulaire ou avec son consentement, exclusivement en vue de l’exportation. »
Dans la décision précitée du 15 mars 2021 (DC20-0009) relative à la demande en déchéance contre la marque ASSAINOL N° 96614247 l’INPI considère que les pièces présentées par le titulaire (factures, brochures, bon à tirer daté de 2015 d’une étiquette destinée à être apposée sur les flacons 5L sur laquelle figure la marque ainsi que la mention « Formulé et produit en France ») démontrent que les produits sur lesquels est apposée la marque ont été vendus depuis la France à destination de la Russie.
IV. Point de départ de la période suspecte
Au titre de l’article L.716-3 du Code de la propriété intellectuelle « l’usage sérieux de la marque commencé ou repris postérieurement à la période de cinq ans mentionnée au premier alinéa de l’article L. 714-5 ne fait pas obstacle à la déchéance si cet usage a débuté ou a repris dans un délai de trois mois précédant la demande de déchéance et après que le titulaire a appris que la demande en déchéance pourrait être présentée ».
Dans la décision précitée du 15 mars 2021 (DC20-0009) relative à la demande en déchéance déposée le 7 avril 2020 contre lamarque ASSAINOL N° 96614247 , le demandeur en déchéance invoque avoir adressé au titulaire le 3 décembre 2019 une lettre le mettant en demeure de justifier l’usage sérieux de la marque si bien que les pièces produites datées postérieurement à ce courrier ne peuvent pas être prises en compte pour apprécier l’usage de la marque car relevant de la période suspecte issue de l’article L.716-3 du code de la propriété intellectuelle.
L’INPI refuse de retenir cette date et au contraire considère que le point de départ de la période suspecte à prendre en considération est le 7 janvier 2020, soit trois mois avant la demande en déchéance formée le 7 avril 2020, dès lors que l’article précité vise un « délai de trois mois précédant la demande en déchéance ».
Or, comme le titulaire de la marque avait déposé des preuves de l’usage de sa marque pour la période quinquennale précédant la période suspecte, l’INPI aurait dû écarter cet argument.
En outre, si la période quinquennale à prendre en compte doit en effet exclure la période suspecte de trois mois précédant le dépôt de la demande en déchéance, il convient de considérer que le point de départ de la période suspecte est la date à laquelle le titulaire a appris que la demande en déchéance pourrait être présentée contrairement au point de vue de l’INPI dans la décision précitée.
V. Date d’effet de la déchéance
L’article L.716-3 du Code de la propriété intellectuelle stipule que « La déchéance prend effet à la date de la demande ou, sur requête d’une partie, à la date à laquelle est survenu un motif de déchéance. Elle a un effet absolu »
Par application de cette disposition, et contrairement aux prétentions des demandeurs réclamant que la déchéance prenne effet à compter de la date de la publication de l’enregistrement de la marque attaquée, l’INPI décide que la déchéance des droits prend effet à compter de la date de la demande en déchéance (décision du 15 mars 2021 (DC20-0009) – marque ASSAINOL N° 96614247).
VI. Répartition des frais
L’article L.716-1-1 du code de la propriété intellectuelle dispose que : « Sur demande de la partie gagnante, le directeur général de l’Institut national de la propriété industrielle met à la charge de la partie perdante tout ou partie des frais exposés par l’autre partie dans la limite d’un barème fixé par arrêté du ministre chargé de la propriété industrielle ».
Dans la décision du 28 juillet 2021 (DC 20-0047) relative à une demande en déchéance formée contre la partie française de la marque internationale n°756236 P’tit Chambourcy, l’INPI a déclaré que la demande en déchéance est devenue sans objet suite à l’annulation pour déchéance de la marque dans le cadre d’une procédure parallèle dont le demandeur à l’action (ainsi que l’INPI) ne pouvait pas avoir connaissance
Par conséquent, la demande en déchéance est clôturée pour défaut d’objet et non pour irrecevabilité, et il n’a donc pas été fait droit à la demande en déchéance, si bien qu’aucune des deux parties ne peut être déclarée gagnante et que leursdemandes de répartitions des frais ont été rejetées.
Dans la décision CD20-0005 du 3 juin 2021 – marque GELOX N°1533727 on peut relever que suite à la renonciation partielle de la marque attaquée GELOX le demandeur à l’action en déchéance n’a pas justifié d’un intérêt légitime à obtenir une décision sur le fond pour ces produits si bien que l’INPI ne s’est pas prononcé sur le remboursement des frais suite à cette renonciation.
Par conséquent, suite à une renonciation partielle, il est recommandé de faire valoir un intérêt légitime à obtenir une décision sur le fond afin de pouvoir obtenir le remboursement des frais.
VII. Délais pour rendre une décision
On relève que l’INPI rend des décisions dans un délai compris entre 5 à 6 mois lorsque le titulaire de la marque attaquée ne dépose pas de preuves d’usage (décisions des 05 juillet 2021 (DC21-0027) et du 19 mars 2021 (DC 20-0097) suite à des demandes en déchéance respectivement du 8 février 2021 et du 30 septembre 2021), et 10 à 15 mois en cas de dépôt de preuves et d’échanges d’arguments entre les parties
Nous recommandons donc de recourir aux demandes en déchéance auprès de l’INPI à l’encontre de marques françaises ou de désignations françaises de marques internationale qui constituent la base d’une réclamation précontentieuse ou si de telles marques ont été révélées dans le cadre d’une recherche d’antériorités.